En métropole, un mouvement social de grande ampleur s’organise progressivement : grève
interprofessionnelle du 29 janvier fortement suivie, appel à une nouvelle journée de grève le 19 mars, maintien – exceptionnel – dans la durée de l’unité syndicale. Ce mouvement est axé sur le
pouvoir d’achat, les salaires, l’emploi. Des revendications très proches de celles des mouvements dans les DOM, Guadeloupe, Martinique et sans doute prochainement Réunion et Guyane.
Le niveau et la durée de la mobilisation, mais aussi – hélas – l’irruption de la violence peuvent nous interroger : quelles sont les
différences entre la métropole et l’outre-mer à l’origine des formes différentes de mouvements sociaux aux revendications similaires, et surtout pourquoi certains en arrivent à recourir à la
violence ?
Dans mon expérience, la violence purement gratuite et aveugle est souvent individuelle. Lorsqu’elle devient collective, sous la forme d’émeutes, elle n’est que rarement le produit de la bêtise
humaine mais bien plus souvent l’expression d’un désespoir. C’est ainsi, je crois, qu’il faut analyser les violences que connaît la Guadeloupe. La profondeur du désespoir, c'est-à-dire le niveau
de misère et l’absence de perspectives d’avenir, c’est ce que je vais tenter d’esquisser ici sobrement, par quelques chiffres et statistiques.
En chiffre et en bref :
Taux de chômage [1]
:
Ø Réunion : 25.1%
Ø Guadeloupe 25.0%
Ø Martinique : 22.1%
Ø Guyane : 21.0%
RMI [2]:
Ø 8% de RMIstes vivent dans les DOM
Ø 2% des actifs vivent dans les DOM
Salaire mensuel net moyen [3]
Ensemble de la population :
Ø Métropole : 1 942 €/mois
Ø Guadeloupe 1 771 €/mois,
Cadre :
Ø Métropole : 3 851 €/mois
Ø Guadeloupe 3 881 €/mois,
Ouvriers :
Ø Métropole :
1 423 €/mois,
Ø Guadeloupe : 1 338 €/mois.
Prix des denrées alimentaires [4]
Pâtes :
Ø Paris : 0,9 € / kg
Ø Province : 0,84 € / kg
Ø Guadeloupe : 1.85 € / kg
Lait
Ø Paris : 5.19 € / 6 L.
Ø Province : 5.52 € / 6 L.
Ø Guadeloupe : 8.58 € / 6 l.
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La crise sociale, c’est d’abord le chômage. Les 4 départements d’outre-mer
sont tout simplement les 4 régions de l’UE connaissant le plus fort taux de chômage [1].
Viennent ensuite Ceuta et Mellila, les deux enclaves espagnoles au Maghreb, et seulement après les régions désindustrialisées de l’ex-Allemagne de l’est, les anciens pays d’Europe de l’Est. Ce
chômage touche tout particulièrement les jeunes, autour de 50% en Guadeloupe. De même, il y a proportionnellement 4 fois plus de RMIstes dans les DOM qu’en métropole[2].
Ces chiffres sont la preuve de difficultés sociales importantes dans ces territoires. Mais au-delà, que les six régions d’Europe les plus touchées par le chômage soient toutes situées outre-mer
ne peut-être un hasard. Est-ce dû au relatif isolement de ces territoires ? Trois d’entre eux sont certes des îles, mais ce n’est ni le cas de la Guyanne, ni de Ceuta ni de Mellila. Malte
est plus isolée que Ceuta et Mellila, sans connaître les mêmes difficultés. Est-ce dû à des caractéristiques culturelles ? Mais hormis d’être des cultures métissées et pas seulement
d’origine purement européenne, qu’y a-t-il de commun entre la Guadeloupe, la Réunion et Mellila ? Est-ce alors dû à des comportements « néo-coloniaux » des états : sous
investissements, désintéressement de l’état, cette piste mérite au moins d’être étudiée.
A un très fort taux de chômage s’ajoute également la question du pouvoir d’achat des salariés. Le salaire mensuel moyen est
inférieur de 9% en Guadeloupe par rapport à celui de la métropole. Alors que les cadres et professions
libérales touchent des salaires équivalent voir supérieurs à ceux de métropole, les différences de salaires se font principalement sentir chez les ouvriers[3].
Cette inégalité économique se double d’un ressentiment social. La majorité des guadeloupéens – pour la plupart « noirs » - ressent une discrimination raciale en Guadeloupe et en
Martinique : Les « békés », descendants des grandes familles d’anciens colons et esclavagistes européennes, détenteurs de fortunes héritées du passé colonial auraient conservés la
possession de la majorité des entreprises, des commerces et des terres. La loi française n’autorise aucune statistique ethnique pour le prouver. Mais, en d’autres lieux, par exemple en Amérique
Latine, en Bolivie, au Brésil et ailleurs, ce même phénomène existe. Pourquoi la Guadeloupe y aurait échappé ? Il serait à minima hypocrite de prétendre que les DOM seraient exempts, pour
les accès aux emplois les plus élevés, de la discrimination à l’embauche maintes fois mise en évidence par la HALDE ou par des associations de luttes contre le racisme en métropole.
Au chômage pour les uns, aux bas salaires pour les autres, il faut ajouter le « coût de la vie ». Les prix, notamment des denrées alimentaires, sont très supérieurs à ceux de métropole, de 50%, parfois même le double[4]…
Le coût du transport et les taxes spécifiques à l’outre-mer suffisent-elles à expliquer ces différences de prix ? Il est permis d’en douter. Sans être économiste, on peut se faire quelques
remarques : à l’heure de la mondialisation, combien de denrées dans les grandes surfaces de métropole y sont effectivement produites et ne connaissent de surcoûts ni en droits de douanes, ni
en frais de transport ? Le riz Basmati de Thaïlande n’est pas plus cher que le Riz Taureau Ailé Long Grain de Camargue, ce serait même l’inverse… On peut aussi se demander pourquoi les
tomates d’Espagne sont un produit de luxe dans les grandes surfaces antillaises et la banane antillaise un produit bon marché en métropole ? Le coût du transport est pourtant le même… Cela
rend donc au moins audible l’explication du LKP (collectif d’associations, syndicats et partis politiques à l’origine du mouvement en Guadeloupe) : le faible nombre d’acteurs dans le domaine
de la grande distribution rend possible une entente sur les prix, au détriment du consommateur.
Ces quelques chiffres permettent de se figurer l’ampleur de la crise sociale et économique qui touche les DOM et particulièrement la
Guadeloupe. Ils permettent de comprendre qu’un mouvement social largement suivi exige des réponses, des investissements et des aides de la part de l’état, une contribution à l’effort collectif de
la part du patronat. Quelle que soit l’origine des difficultés qui frappent l’outre-mer, le devoir d’égalité, d’équité et de fraternité entre tous les citoyens français fait qu’on ne peut se
satisfaire de la réponse : « c’est une spécificité de l’outre-mer, on n’y peut rien » ou encore « s’ils étaient indépendants, ce serait pire ». Si la Creuse était
indépendante, elle aussi connaîtrait une situation plus difficile que n’est la sienne aujourd’hui. Cela dispense-t-il l’Etat de veiller à la péréquation et à l’aménagement du territoire, de tout
le territoire, DOM-TOM compris ? Evidemment non.
Ces chiffres permettront peut-être aussi de comprendre le niveau de désespoir de la jeunesse de ces régions. A l’automne 2005 en France,
à l’hiver 2008 en Grèce, chacun a pu voir à quelles extrémités peut être conduite une jeunesse qui a perdu l’espoir en un avenir meilleur et perdu la confiance en ses dirigeants politiques,qui se
sent rejetée et discriminée. La désillusion de la jeunesse française d’outre-mer est infiniment plus grande, et sa réaction potentiellement infiniment plus violente. Le pire peut-être, serait que
cette crise sociale prenne la forme de violences communautaires, de violences racistes attisées par les blessures mal cicatrisées du souvenir du passé colonial.
A cette crise d’une très grande gravité, il était du devoir de l’Etat d’apporter des réponses. Celles proposées par le LKP ou d’autres,
issues de sa propre analyse. Il n’en a rien fait, ou si peu. Là est sa faute dans la poursuite et l’enlisement du mouvement. Là est sa responsabilité
morale dans la transformation en émeutes urbaines de ce qui était au départ seulement un conflit social.